Lee Kang-sheng, acteur de Tsai Ming-liang, adulé par une nouvelle génération de cinéastes

Le comédien fétiche du réalisateur taïwanais illumine le premier long-métrage de la Sino-Américaine Constance Tsang, « Blue Sun Palace ».

Par Clarisse Fabre

D’une cabine de soins à l’autre. Combien de fois a-t-on vu Lee Kang-sheng alangui, la nuque douloureuse, tandis que le réalisateur Tsai Ming-liang filmait son ami souffrant (pour de vrai), sous les mains expertes de quelque thérapeute ou amant d’un soir – de La Rivière (1997) à Days (2020). Le magnétisme de l’œuvre de Tsai Ming-liang, né en 1957, qui remporta le Lion d’or à Venise avec Vive l’amour (1994), doit beaucoup à la mélancolie sensuelle de cet alter ego, à son visage lunaire, à sa carnation qui semble si douce sous les lumières du maître taïwanais.
Lire la critique : Article réservé à nos abonnés Dans « Blue Sun Palace », Constance Tsang filme un salon de massage et de passage à New York

C’est dans un autre genre de salon de massage, à New York, dans le quartier asiatique de Flushing, que l’on retrouve Lee Kang-sheng, 56 ans, cette fois devant la caméra de Constance Tsang. La réalisatrice sino-américaine, 33 ans, fan de Tsai Ming-liang, a tout naturellement contacté son acteur fétiche, lui envoyant le scénario de son premier long-métrage, Blue Sun Palace. Un huis clos dans un lieu de relaxation, filmé en pellicule, peuplé de migrantes chinoises et taïwanaises qui vivent entre elles.
Cheung (Lee Kang-sheng) devient un habitué, trouvant là un refuge, un réconfort, bientôt l’amour, le comédien imprimant son air perdu dans de somptueux tableaux colorés – du rose de l’aube au bleu du soir, suivant les longues heures de travail des filles.
En mai 2024, le film avait atterri à Cannes, à la Semaine de la critique. Sur la Croisette, la tentation était forte de rencontrer l’acteur né en 1968 à Taipei, que l’on a vu vieillir au fil de ses tournages avec Tsai Ming-liang – il a joué dans tous ses longs-métrages, depuis Les Rebelles du dieu néon (1992). Chemise sans col, costume sable, et toujours ce calme impressionnant, en dépit de ces deux petites flammes dans les yeux, où semblent se consumer les chagrins. L’interview, bercée par le bruit des vagues, est passée comme un rêve, Lee Kang-sheng murmurant quelques mots à l’interprète en réponse à nos longues questions.
« La plupart des dialogues sont improvisés »
« Avec Blue Sun Palace, c’était la première fois que je jouais aux Etats-Unis, mais dans le Queens, je me sentais presque en Chine. Tu n’as pas besoin de parler anglais, tu peux parler chinois, dit-il. Quant aux deux actrices principales, l’une vit à Taïwan, l’autre à Pékin, elles ressemblaient donc vraiment à des émigrées. »
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Son personnage, Cheung, « a fui Taïwan, son pays, pour des raisons financières. Il doit aider sa famille qui est restée là-bas. Et parce qu’il croit au rêve américain, il pense tout rebâtir. Il doit travailler beaucoup et cherche aussi du réconfort ». Constance Tsang, qu’il appelle « Conie », « ne faisait pas tant de prises et la plupart des dialogues sont improvisés », dit-il.
Lire le reportage (en 2020) : Article réservé à nos abonnés A la Berlinale, les beaux jours du cinéaste Tsai Ming-liang

Ainsi le film s’ouvre-t-il sur une discussion dans une cantine entre Cheung et Didi (Haipeng Xu), l’une des masseuses. « La scène du resto est en fait ma première rencontre avec Haipeng Xu. Nous faisions connaissance et Constance nous a filmés. La comédienne venait d’arriver à New York, son agenda était serré… C’était comme un date [rendez-vous], mais on a pu sceller une complicité. »
Ces dernières années, Tsai Ming-liang a ralenti les tournages, se détournant de la fiction pour des installations plastiques, parmi lesquelles la série des Walker Films, commencée en 2012, où Lee Kang-sheng, en moine bouddhiste (pieds nus, crâne rasé, longue robe rouge), traverse des villes dans une extrême lenteur. « Je me suis donc tourné vers d’autres réalisateurs, originaires de Singapour, de Chine ou du Japon, qui ont grandi avec l’œuvre de Tsai et m’ont ainsi découvert », explique l’acteur, également scénariste et réalisateur – il prépare un film « sur les sans-abri à Taïwan ».
Toute une vie
Quelques mois après Cannes, Lee Kang-sheng était à l’affiche d’un film en compétition à la Mostra de Venise, l’inventif Stranger Eyes, du plasticien singapourien Siew Hua Yeo : une histoire d’enfant perdu au bas d’un immeuble, laquelle se transforme en expérience graphique d’espionnage, les images de vidéosurveillance et les fenêtres de voisins devenant un jeu de formes rectangulaires (sortie en salle prévue le 25 juin).
Tsai Ming-liang a bien prévu de tourner à nouveau avec son ami, lorsque celui-ci aura atteint « la soixantaine », nous avait-il confié au moment de la rétrospective qui lui était consacrée au Centre Pompidou, à Paris, en 2022. Tsai Ming-liang et Lee Kang-sheng, c’est toute une vie : « Tsai Ming-liang sortait d’un cinéma lorsque nous nous sommes rencontrés, à la fin des années 1980. C’était à Taipei, j’attendais sur une moto, devant un casino. Tsai avait la trentaine, moi la vingtaine. Au début, je ne l’ai pas cru quand il m’a dit qu’il était cinéaste ! », sourit le comédien.
Avant de le quitter, on lui demande des nouvelles de son dos et de ses cervicales. « J’ai retrouvé 70 % de mes capacités, même si certaines positions me font mal. Mais pour le quotidien et pour jouer, je vais bien. Quand je suis fatigué sur le plateau, ou que le jeu est intense, je protège mon cou. »