Olivier Bonhomme
Par Ariane Ferrand
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EnquêteDepuis quelques années, le développement de l’intelligence artificielle ravive la vieille peur d’un remplacement des humains par la machine. Si certains craignent qu’elle se substitue aux créateurs, d’autres la voient comme un support à la création. C’est peut-être sur le plan économique que le danger est le plus grand.
Alors que le Grand Palais, à Paris, vient d’accueillir le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle (IA), où se sont réunis des directeurs d’entreprise, des chefs d’Etat et des organisations non gouvernementales du monde entier, la machine n’en finit pas de nous interroger. Si certains s’enthousiasment, d’autres sont effrayés : finira-t-elle par remplacer l’humain ? Le fantasme a la vie dure. « La science-fiction a imaginé des machines dystopiques qui hantent aujourd’hui nos imaginaires, souligne l’artiste plasticien et chercheur français Hugo Caselles-Dupré. La peur du remplacement existe dans plusieurs domaines, mais elle est particulièrement démoralisante dans le monde de l’art, qui est la marque de notre humanité. »
De fait, le thème du « robot écrivain » est très présent dans la littérature. Dans La Grande Grammatisatrice automatique (1953), l’écrivain britannique Roald Dahl conte ainsi l’histoire d’un ingénieur de génie qui construit une gigantesque machine à écrire capable de produire des nouvelles de 5 000 mots en quinze secondes et des romans plus étoffés en quinze minutes – l’opérateur active des poignées et des pédales pour moduler l’humour ou le pathos du texte. Les ouvrages sont vendus deux fois moins cher que ceux des humains et leur succès est tel qu’ils en viennent à saturer le marché de l’édition. La chute de l’histoire est inquiétante : de plus en plus d’écrivains abdiquent et laissent l’appareil écrire à leur place, sous leur nom, réduisant à néant la créativité littéraire de l’homme.
De la fiction au réel, il n’y a qu’un pas – et il est franchi dans plusieurs disciplines artistiques au cours des années 1950. A partir de 1954, le sculpteur, peintre et dessinateur suisse Jean Tinguely utilise d’étranges machines à dessiner qu’il baptise les Méta-Matics. Apparaissent, à la même époque, les premiers morceaux de musique élaborés par des algorithmes, puis, une décennie plus tard, le premier logiciel de génération de textes, nommé Eliza. Mais, quel que soit le domaine, les capacités démiurgiques des machines restent cependant limitées jusqu’aux années 2010.
A partir de cette décennie, la révolution du deep learning (« apprentissage en profondeur ») change résolument la donne. Cette technique d’IA s’appuie sur des réseaux de neurones artificiels – des algorithmes conçus pour imiter le cerveau humain – capables d’apprendre par eux-mêmes en s’entraînant sur de très grandes quantités de données. Les outils d’IA issus de cette révolution comme ChatGPT, Stable Diffusion, Midjourney, Google Gemini, DALL-E ou Le Chat sont désormais accessibles au grand public. Grâce au deep learning, l’intelligence artificielle, en une dizaine d’années, s’est aventurée avec succès dans des contrées autrefois réservées aux humains – le jeu de go, la traduction automatique, la conduite automobile, la reconnaissance vocale, la reconnaissance d’images…
Aujourd’hui, l’intelligence artificielle envahit le champ artistique. Les œuvres utilisant l’IA prolifèrent : en 2016, The Next Rembrandt, un tableau composé par une IA à partir de l’analyse de 346 œuvres du maître hollandais, est présenté à Amsterdam ; deux ans plus tard, en 2018, trois amis parisiens regroupés dans un collectif nommé Obvious, Hugo Caselles-Dupré, Pierre Fautrel et Gauthier Vernier, font scandale en vendant aux enchères, au sein de la maison de ventes Christie’s, un portrait réalisé à l’aide d’une IA pour 432 000 dollars, soit près de 45 fois sa première estimation.
Trois niveaux de créativité
L’artiste plasticienne Justine Emard, elle, s’est intéressée aux représentations du paléolithique et a utilisé une IA pour son installation Hyperphantasia, exposée au Grand Palais immersif en 2024. Entraînée à partir d’une base de données scientifique de la grotte Chauvet-Pont d’Arc (Ardèche), la machine a fabriqué de nouvelles images de la préhistoire. Suite logique : un premier musée d’art conçu par l’intelligence artificielle, Dataland, ouvrira ses portes à la fin de l’année à Los Angeles. Et la première vente aux enchères consacrée uniquement à des oeuvres réalisées avec l’IA, « Augmented Intelligence », a été organisée par Christie’s et s’est achevée le 5 mars à New York.
Un même mouvement se déploie du côté de la littérature. En 2018, une petite maison d’édition, Jean Boîte, publie en anglais un roman, 1 the Road, exclusivement écrit par une IA entraînée sur des livres classiques américains. En 2023, l’agrégé de lettres français Raphaël Doan publie une uchronie, Si Rome n’avait pas chuté (Passés composés), dont le bandeau donne le ton : « Le premier livre d’histoire écrit et illustré avec une intelligence artificielle. » Au Japon, Rie Kudan, lauréate du convoité prix Akutagawa (2024), a expliqué qu’environ 5 % de son roman futuriste Tokyo-to Dojo-to (« la tour de la compassion de Tokyo », non traduit) avaient été confiés à ChatGPT.
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Les exemples se multiplient bientôt dans tous les champs de l’art. Le scénario du court-métrage Sunspring (2016), d’Oscar Sharp, a été produit par une IA, comme celui de The Safe Zone (2022), écrit et réalisé par ChatGPT. Le photographe allemand Boris Eldagsen a décroché en 2023 le Sony World Photography Awards, l’un des prix les plus prestigieux du monde, sans utiliser d’appareil photo : l’artiste a dupé le jury en présentant le portrait, en noir et blanc, de deux femmes générées par l’IA, avant de révéler l’imposture et de refuser sa récompense. Quant au DJ David Guetta, il s’est amusé, lors d’un concert, en février 2023, à diffuser un morceau composé par l’IA rappé avec la voix de synthèse d’Eminem. « Laissez-moi vous présenter Emin-AI-em », avait-il alors écrit sur le réseau social Twitter (devenu X).
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La liste n’en finit pas de s’allonger : des centaines de livres générés ou cogénérés par des algorithmes inondent Internet, les expositions d’œuvres d’art utilisant l’IA se multiplient, les colloques sur le sujet abondent… Le phénomène inquiète les artistes. S’ils reconnaissent que, derrière l’IA, il y a toujours la demande d’un homme ou d’une femme, la part humaine de cette œuvre, qu’il s’agisse d’une image, d’un roman ou d’un morceau de musique, semble se réduire à un « prompt », c’est-à-dire à la simple commande adressée à la machine. Si le geste artistique se limite à écrire un projet en quelques phrases à destination de l’IA, qui de l’humain ou de la machine est artiste ? L’IA, comme la machine imaginaire de Roald Dahl, menace-t-elle aujourd’hui les créateurs de chair et de sang ?
Encore faudrait-il que les œuvres produites grâce à l’IA soient vraiment créatives. La professeure en sciences cognitives Margaret A. Boden, spécialiste de l’IA, distingue trois niveaux de créativité. La première, la créativité combinatoire, consiste à associer des idées familières. La deuxième, la créativité exploratoire, étend un style existant en explorant son contenu, ses limites et son potentiel. La troisième, la créativité transformationnelle, sort des sentiers battus pour produire des œuvres originales en dépassant les styles existants.
Si les deux premières formes semblent accessibles à l’IA puisqu’elle peut explorer et combiner à l’infini les quantités faramineuses de données qu’on lui fournit, nul ne sait si elle parviendra un jour à atteindre la troisième, qui consiste à prendre du recul par rapport au réel pour en casser les codes. « Est-ce qu’une intelligence artificielle aurait pu inventer “l’accord de Tristan” ?, demandait, en 2023, sur France Culture, l’ancien directeur du Centre national de la musique Jean-Philippe Thiellay, en référence à l’opéra Tristan et Isolde (1865), de Richard Wagner, dont l’ouverture a constitué un jalon dans l’histoire musicale. Est-ce qu’une IA aurait pu inventer les premiers morceaux de hip-hop ou le dernier morceau [de l’album Rough and Rowdy Ways de 2020] de Bob Dylan, qui dure dix-sept minutes ? Est-ce qu’on peut apprendre à la machine à être disruptive ? »
« Cloner l’existant »
Pascal Mougin, professeur de littérature contemporaine à l’université Paris Cité, spécialiste des humanités numériques, en doute. « Dans quelques années, l’IA remplacera peut-être des écrivains, mais ceux d’une littérature particulière, sans prétention à l’inventivité, sans ambition de renouveler les formes du récit ou le regard porté sur le monde », prédit-il. Seules les fictions très codifiées, fondées sur des cahiers des charges précis (les romans à l’eau de rose ou les romans de gare), pourront donc, selon l’universitaire, être conçues par la machine : l’IA, résume-t-il, ne produira pas de l’art, elle se contentera de « cloner l’existant ».
Ce « nivellement de la production artistique », renchérit l’écrivain Vincent Ravalec, sera « dans une qualité lambda (…), plus ou moins toujours la même ». « Il n’y a qu’à visiter les groupes de “dessinateurs IA” ou lire les livres écrits par ChatGPT pour s’en convaincre, résumait-il dans une tribune publiée le 5 janvier par Le Monde. C’est consternant de platitude. » En 2023, lorsqu’un fan avait eu la mauvaise idée d’envoyer à Nick Cave une chanson écrite « à la manière de Nick Cave » par ChatGPT, le jugement de l’auteur-compositeur australien avait d’ailleurs été sans ambiguïté : « Cette chanson est nulle. »
Pourtant, un épisode surprenant fait douter de cette perspective. En 2016, Lee Sedol, le meilleur joueur du monde de go, affronte un programme d’IA, AlphaGo. Alors qu’il s’absente pour fumer une cigarette, la machine joue un coup inattendu : elle place un pion noir dans un coin isolé. Les commentateurs s’affolent. « C’est un coup très surprenant ! », s’exclame un expert. « C’est comme si elle avait cliqué au mauvais endroit », ironise un autre. Lorsque Lee Sedol revient sur scène, il est désarçonné. Il fronce les sourcils : aucun professionnel n’aurait joué un tel coup. Cette stratégie de l’IA se révèle décisive : Lee Sedol a beau se démener, rien n’y fait, il finit par s’incliner. Qui peut exclure qu’un jour, l’IA, dans le domaine de l’art, nous surprenne en faisant un pareil pas de côté ?
Valentin Schmite, enseignant à Sciences Po, élude la question. « Même si les œuvres d’art générées par l’IA atteignent un jour ce degré d’originalité, la machine ne sera pas pour autant devenue une artiste : elle ne s’engage pas dans un processus créatif, développe le coauteur de Propos sur l’art et l’intelligence artificielle (L’Art-Dit, 2020). L’artiste met toujours quelque chose de lui dans l’œuvre : une émotion, une intention. Les algorithmes, dépourvus de conscience, de volonté, de morale et d’émotions, ne donnent pas de sens à leur production, si saisissante soit-elle. » Selon Valentin Schmite, la théorie alarmiste de l’IA « forte », dotée d’une conscience, d’une singularité et d’une compréhension du monde similaires à celles des humains, relève du fantasme. Du reste, le public est sensible à ce surplus de sens : « Si les gens peinent parfois à distinguer une œuvre générée par une IA d’une œuvre créée par un artiste, ils tendent à accorder moins de valeur à la première lorsqu’ils apprennent son origine. »
La cinéaste Axelle Ropert est de cet avis. « Seules les histoires émanant de vraies personnes m’intéressent, écrit-elle dans une tribune au Monde le 16 février. Pas du tout par humanisme pieux ou par méfiance réactionnaire envers la technologie, mais parce qu’une œuvre est toujours un dialogue entre un être humain et un autre être humain, un échange d’expériences sur la mort, l’amitié, l’amour et les grandes choses de la vie : on ne dialogue pas avec un robot, on est juste surpris par la sophistication de son mimétisme. »
Certains en concluent qu’il faudrait tenir l’intelligence artificielle éloignée du monde de l’art, comme le chanteur Nick Cave, qui déclarait au New Yorker, en 2023, que ChatGPT ferait mieux d’« aller se faire voir et de laisser la composition de chanson tranquille ». Ces rejets catégoriques opposent très nettement l’homme et la machine et sont sans doute nourris par le mythe romantique du créateur inspiré, qui a triomphé au XIXe siècle. Pour Pascal Mougin, il faut cependant, aujourd’hui, « déconstruire l’opposition binaire entre une création authentiquement humaine, celle d’un artiste démiurge, seul maître à bord, et une création artificielle, post-humaine, produite par un robot ». « Les artistes, même les plus traditionnels, ne sont jamais seuls, observe-t-il. Ils ont toujours travaillé avec des assistants, des techniciens et des fournisseurs. Ils ont toujours utilisé des outils et une matière qui leur résiste. »
« Cheminement »
Faut-il fermer la porte de l’art à l’IA ? « Certainement pas !, répond Valentin Schmite, également cofondateur d’Ask Mona, une start-up au croisement de la culture et de l’IA. L’IA peut être un formidable outil pour les artistes, mais il ne s’agit pas de l’utiliser comme un robot artiste, à qui l’on déléguerait l’essentiel de la création. » Si l’IA est incapable de créer des œuvres disruptives seule, elle peut en effet devenir un outil utile – à condition que l’artiste se pose deux questions abyssales : que demander à la machine ? Et que faire des résultats qu’elle lui fournit ? Soit l’artiste garde le résultat tel quel, parce qu’il le trouve satisfaisant. Soit il l’élimine, parce qu’il ne lui convient pas. Soit il affine son prompt à partir de ce que la machine propose ou retravaille le résultat fourni. « C’est le dernier scénario qui est intéressant, car il suppose un cheminement, analyse Pascal Mougin, auteur de Moderne/contemporain. Art et littérature des années 1960 à nos jours (Les Presses du réel, 2019). Les choses qui naissent de l’interaction artiste-machine n’auraient pas pu émerger autrement. »
L’artiste visuel et écrivain Grégory Chatonsky a testé cette interaction humain-machine : pour l’écriture d’Internes (RRose, 2022), il rédigeait un début de phrase, il demandait ensuite à GPT2, l’ancêtre de ChatGPT, de compléter, puis il retenait la proposition qui l’inspirait, poursuivait la phrase et ainsi de suite. En somme, un cadavre exquis avec l’IA. « J’ai fini par écrire de façon hallucinée, raconte-t-il. J’étais désorienté, je ne parvenais plus à distinguer ce que j’avais imaginé et ce qui m’avait été proposé par le logiciel. (…) Certains artistes expérimentent et inscrivent leur travail dans une compréhension de l’histoire de l’art. Je travaille des jours durant les images générées par l’IA. »
L’artiste peut aussi jouer sur les données qu’il procure à la machine et sur le code des algorithmes, délaissant les logiciels d’IA les plus utilisés. Les systèmes d’IA accessibles au grand public sont en effet conçus pour être « alignés » : ils s’orientent vers les objectifs de leurs concepteurs ou de leurs utilisateurs. Ils affichent également des architectures similaires et ils sont généralement entraînés de la même manière – d’où des résultats peu originaux. Le collectif Obvious a ainsi créé un laboratoire de recherche, en partenariat avec la Sorbonne, qui s’intéresse aux algorithmes d’IA. « Nous créons et entraînons nos propres algorithmes et nous les utilisons ensuite pour notre création artistique, explique Hugo Caselles-Dupré. Ils nous aident à créer de nouvelles esthétiques, des œuvres qui n’ont jamais été vues avant. »
Rien de neuf : la science invente depuis toujours des outils qui sont ensuite mobilisés dans le domaine artistique afin de renouveler la création. Ce fut le cas de l’apparition de la photographie, en 1839. A l’époque, « bien des artistes décriaient l’arrivée intempestive de cette technique et lui déniaient toute valeur artistique », écrit le photographe et historien Pierre-Jean Amar dans son Histoire de la photographie (PUF, 2020). Certains observateurs s’inquiétaient, comme ceux qui craignent aujourd’hui l’IA, du risque de disparition de la peinture – c’était notamment le cas de l’écrivain romantique Alphonse de Lamartine, qui changera d’avis en observant les œuvres du photographe Antoine Samuel Adam-Salomon ou du poète Charles Baudelaire, dont le portrait, réalisé en 1863 par Etienne Carjat, est pourtant une œuvre emblématique de la photographie du XIXe siècle.
Pour nombre de créateurs, l’intelligence artificielle représenterait-elle finalement une menace plus économique qu’artistique ? En 2024, l’étude mondiale de la Confédération internationale des sociétés d’auteurs et compositeurs, qui anticipe une croissance « exponentielle » des marchés des contenus musicaux et audiovisuels générés par l’IA, a prédit « un transfert de valeur économique des créateurs vers les entreprises technologiques » : les fournisseurs des services d’IA (OpenAI, Google, Microsoft) pourraient gagner d’ici à 2028 près de 9 milliards d’euros supplémentaires, tandis que les créateurs, eux, pourraient perdre 22 milliards d’euros. L’IA devrait engranger, d’ici là, un cinquième des revenus des plateformes de streaming musical et près de 60 % du chiffre d’affaires des bibliothèques musicales, tandis que les scénaristes et les réalisateurs pourraient, eux, voir leurs commandes diminuer de 15 % à 20 %.
Les droits d’auteur « menacés »
Pour les auteurs de l’étude, les créateurs humains sont perdants à double titre : ils souffrent d’un « effet de substitution » lié à une concurrence nouvelle qui imite l’art à moindres frais, mais, surtout, leurs œuvres sont utilisées, souvent sans autorisation et sans rémunération, comme données d’entraînement par les modèles d’IA. En 2022, le graphiste polonais Greg Rutkowski a ainsi été l’un des premiers artistes à protester quand il a remarqué que son style médiéval fantastique avait été demandé des dizaines de milliers de fois sur Stable Diffusion. Cette start-up d’intelligence artificielle générant des images a par ailleurs été accusée un an plus tard par Getty Images, l’une des principales agences photographiques et banques d’images au monde, d’avoir pillé les 12 millions d’images de son fonds photographique sans respecter le principe du droit de reproduction. Enfin, l’auteur de science-fiction et de fantasy George R. R. Martin, connu pour la saga Le Trône de fer, dont la série télévisée Game of Thrones est l’adaptation, a, lui, porté plainte en 2023 contre OpenAI, qu’il accuse de « vol systématique à grande échelle ».
La question du respect des droits d’auteur inquiète profondément les créateurs. « Héritier des Lumières et de la Révolution française, ce droit conçu pour permettre aux auteurs d’être rémunérés pour leurs productions artistiques ou intellectuelles est menacé par les IA génératives », analyse Mélanie Clément-Fontaine, professeure de droit privé à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialiste de la propriété intellectuelle et numérique. Ce sujet était d’ailleurs au programme du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle – la première réunion internationale intégrant un volet culturel – qui s’est tenu à Paris du 6 au 11 février. Les artistes, résumait, le 9 décembre 2024, Anne Bouverot, chargée par l’Elysée de l’organisation de l’événement, veulent pouvoir refuser que leurs œuvres soient utilisées pour entraîner des IA et être rémunérés s’ils autorisent l’entraînement. Juste avant le Sommet, plus de 30 000 artistes avaient tiré la sonnette d’alarme dans une tribune publiée dans Le Parisien le 7 février.
Pour que les artistes soient en mesure de faire valoir leurs droits, il faudrait cependant qu’ils connaissent les données d’entraînement utilisées par les géants de l’IA – ce qui est rarement le cas. C’est à ce problème que s’intéresse la disposition la plus contestée du règlement européen AI Act, dont la mise en œuvre n’est pas attendue avant août. Objet d’un bras de fer entre les ayants droit et les entreprises de la tech, ce texte obligera les sociétés d’IA à fournir « un résumé suffisamment détaillé » de leurs sources. La formule est floue et la bataille est encore en cours : les entreprises de la tech ne cessent d’invoquer le secret des affaires pour freiner l’amélioration de la transparence.
Si le principe, malgré tout, finit par s’imposer, les ayants droit pourront négocier une rémunération avec les opérateurs d’IA, soit directement, soit en passant par des organismes de gestion collective comme la Sacem, mais les modalités que prendra une telle rémunération sont loin d’être tranchées. « Quand une IA s’entraîne sur des millions de données, quelle somme peut espérer obtenir un auteur ? », s’interroge Mélanie Clément-Fontaine. Les ayants droit pourront en outre faire respecter leur droit au retrait et refuser que leurs œuvres soient utilisées par l’IA. « La tâche est et restera ardue, prévient toutefois l’universitaire. Concrètement, il n’est pas toujours évident pour un auteur de comprendre comment s’y prendre. » Pour Mélanie Clément-Fontaine, d’autres solutions sont envisageables – un « statut des intermittents artistiques » financé par des taxes sur les sociétés d’IA ou une « labellisation » rendant clairement identifiables les œuvres produites par l’IA. « Gardons à l’esprit, conclut-elle, que la création est l’un des piliers de notre humanité. »