Il n'y a que deux puissances au monde: le sabre et l'esprit. À la longue, le sabre est toujours vaincu par l'esprit. (Napoléon I") Chapitre I Juin 1793 Il y eut le chuintement de la lame glissant le long des montants de bois, puis le bruit sourd du couperet. Dans un giclement de sang, la tête de l'homme roula dans le panier où s'amoncelaient déjà d'autres têtes. Un silence de mort couvrit la place du Bouffay de sa chape d'angoisse, puis se mua en vociférations de la populace massée autour de la guillotine. Comme partout en France, la Terreur régnait à Nantes. Au balcon du premier étage d'une belle maison, un garçon d'une douzaine d'années, dont l'émotion accentuait la pâleur, serrait la main d'un enfant de sept ans comme pour le rassurer, tandis qu'un bambin de trois ans s'accrochait au tablier de sa bonne. Il y avait là aussi Joseph, le domestique qui avait entraîné les enfants sur le balcon à l'insu de ses maîtres, non par curiosité malsaine, mais par simple précaution: il fallait qu'il y eût suffisamment de spectateurs aux fenêtres pour ne pas exciter la fureur du peuple prêt à envahir les habitations bourgeoises qui ceignaient la place du Bouffay, et les domestiques tremblaient de peur. Le sang ruisselait lentement vers la Loire. Les exécutions étaient terminées pour ce jour. Un dernier roulement de tambour et la charrette qui avait convoyé les condamnés à mort repartit en brinquebalant sur les pavés. La vaste place se vidait peu à peu; les fenêtres aussi. Il ne restait plus, dominant la place, qu'un enfant de douze ans immobile. René-Théophile Laennec fixait la guillotine, les mains crispées sur la rambarde du balcon. Une voix l'appela: - Ne reste pas là, Théophile. Pourquoi es-tu venu sur le balcon? Tu sais bien que je ne le veux pas. - Je ne le voulais pas non plus, ma tante, mais c'est Joseph qui nous y a obligés, Christophe et moi. Il a dit que sinon les révolutionnaires monteraient nous chercher. Il ajouta en frissonnant: - Quand allons-nous déménager, ma tante? Il levait vers sa tante Désirée son petit visage anguleux et intelligent. Désirée abaissa sur lui un regard las. - Bientôt. Dès que la nouvelle maison sera prête. Pour l'instant, il n'y a pas encore de vitres aux fenêtres. - Ça m'est égal qu'il n'y ait pas de fenêtres, dit Théophile, s'il n'y a pas de guillotine. - Tu as raison, mon enfant, approuva une vieille dame, assise dans un coin de la pièce et occupée à mettre en écheveau des pelotes de laine. Je préfère avoir froid que d'être obligée d'assister à ces exécutions. De toute façon, il ne fait jamais bien froid à cette époque-ci de l'année. - Mais les courants d'air, maman? s'inquiéta Désirée. Vous craignez tellement les courants d'air! - Pas tant que la guillotine, riposta Mme de Gennes. Et puis, je ferai comme Mme de Maintenon. - Et que faisait Mme de Maintenon? demanda Théophile. - Elle s'était fait construire une sorte de cahute dans sa chambre, où elle se réfugiait auprès d'un poêle. Le roi Louis XIV ne supportait ni le feu ni les fenêtres fermées. Et la pauvre était perpétuellement enrhumée ! Comme quoi, conclut Désirée, il vaut mieux être femme de médecin que reine de France. Puis changeant de sujet, elle demanda à Théophile: - As-tu terminé la rédaction de la fable que tu dois rendre demain au collège? - Oui, ma tante. Et j'espère que le professeur sera content de moi. - Tu veux bien me lire la fin, Théophile? demanda la vieille dame. Nous en étions restés au moment où Janvrein propose à Pierrot de venir chez lui. - Je la sais par cœur, ma tante, et je vais vous la réciter, dit Théophile, heureux que sa << petite tante de Gennes >>, comme il l'appelait, s'intéressât à ses poèmes. Il se planta devant elle: “JANVREIN Avec moi cependant, tu pourrais cette nuit Te reposer encore en mon humble réduit. J'ai pour te régaler, là-bas, certain fromage Qui n'est pas des plus sots; suis-moi, tu seras sage. Il se fait tard; vois, prêtes à rentrer, Les vaches de Toinon s'arrêter pour pisser; Partons, car, aussi bien, j'entends sur les assiettes Retentir au lointain et couteaux et fourchettes. Derrière le clocher le soleil s'est caché Et mon ventre grondant me dit qu'il est couché.” Théophile se tut et regarda la petite tante avec malice. -Théophile, mon garçon, s'écria celle-ci en riant. Tu ne vas tout de même pas remettre ce ... comment dire? - C'est une églogue, ma tante, à la façon de Virgile. - À la façon de Virgile! s'exclama Désirée. Crois-tu que Virgile était aussi vulgaire? - Ce n'est pas de la vulgarité, ma tante, c'est de la réalité! La réalité peut être vulgaire, riposta Désirée, tout en s'émerveillant qu'un enfant de douze ans possédât cette verve. Théophile éclata de rire, pirouetta et répondit: -Vous avez raison, tante Désirée. Aussi n'est-ce pas cette églogue que je remettrai demain au professeur. Je donnerai une fable que j'ai intitulée La Barque et le vaisseau. - Nous voici rassurées, dit la petite tante. Veux-tu aussi nous la réciter? - Je veux bien, ma tante. À cet instant, on entendit la porte d'entrée s'ouvrir et le pas de Guillaume Laennec résonna dans l'entrée. Désirée se porta à la rencontre de son mari. -Tu nous la réciteras demain, chuchota la petite tante. Tu sais que ton oncle n'aime pas trop que tu écrives des vers. - Oui, ma tante, répondit Théophile sur le même ton. Oncle Guillaume craint que je ne devienne comme papa, n'est-ce pas? - Que vas-tu chercher là! Il ne veut pas que tu négliges tes études, c'est tout. - Mais cette fable, je l'ai écrite pour le collège! protesta Théophile, - Et l'églogue? -Ah, l'églogue! C'est pour m'amuser. Est-ce donc un péché de versifier? - Chut, dit la vieille dame en posant un doigt sur ses lèvres. Aide-moi donc à mettre ma laine en écheveau. Résigné, Théophile tendit les deux bras pour que sa tante puisse y enrouler son fil. L'oncle Guillaume entrait dans le salon, portant le petit Ambroise dans ses bras et suivi de Christophe, son fils aîné. Guillaume Laennec était un homme de quarante-cinq ans, de taille élancée, mais avec une tendance à l'embonpoint. Sa chevelure blonde commençait à grisonner, son visage jovial s'empâtait un peu, mais les yeux clairs et la bouche railleuse gardaient toute leur jeunesse, Il avait épousé à trente-cinq ans une jeune femme de dix-sept ans sa cadette, Désirée de Gennes. Madame de Gennes, veuve d'un avocat au parlement de Rennes, était venue habiter chez le jeune ménage et personne ne s'en plaignait. Au moment de son mariage, Guillaume s'était établi médecin à Nantes et avait été froidement accueilli par ses confrères qui se méfiaient d'un docteur fabriqué par l'université de Montpellier. Il avait été obligé de conquérir à nouveau tous ses grades au Collège des médecins de Rennes avant d'être agrégé à la Faculté de Nantes. Mais il avait acquis par la suite tant de considération qu'en 1788, il avait été élu recteur de l'Université. À cette époque, Guillaume gagnait largement sa vie et il avait accueilli chez lui à bras ouverts ses neveux Théophile et Michaud, fils de son frère aîné, peu après la mort de leur mère. Guillaume et Désirée ne faisaient aucune différence entre leurs enfants de naissance et leurs fils d'adoption et la petite tante de Gennes avait même une secrète préférence pour Théophile. Guillaume posa Ambroise à terre, embrassa sa femme, se pencha sur la main de sa belle-mère et ébouriffa affectueusement les cheveux de Théophile. - Comment s'est passée la séance du conseil général? demanda Désirée. - Fort bien. J'ai obtenu que le prix du pain soit réduit au niveau des moyens des pauvres et que cet adoucissement soit payé par la commune aux boulangers. - C'est une excellente mesure, approuva la tante de Gennes. - Et comme un bonheur ne va jamais seul, ajouta Guillaume, j'ai été autorisé à soigner les brigands blessés. - Les brigands! s'exclama Désirée. Comment as-tu fait? - J'ai expliqué que ces prisonniers sont des hommes et des citoyens et, sous ce rapport, dignes de tous les égards.